L'expression d'État de droit est employée par des personnes différentes avec des sens différents. Comment faut-il comprendre cette expression assez ambiguë ? La notion attire en ce qu'elle évoque un aspect protecteur, d'autant plus que l'État est une invention française, due à des juristes français du quatorzième siècle, à travers la théorie statutaire de la couronne. C'est une notion centrale de notre vie politique.

L'appendice juridique donne peut-être à l'État une majesté supplémentaire, lorsque l'on parle d'État de droit, tout en évoquant par ailleurs des souvenirs historiques, liés à la construction juridique de l'État. Cependant, l'usage actuel de l'expression a tendance à se limiter à un ensemble de valeurs notamment démocratiques (voir les interventions de la Commission européenne à l'égard de certains États membres).

Parce que la notion est ambiguë, elle fait l'objet de critiques récurrentes, des critiques à la fois séduisantes et marquées par un certain nombre de limites. Il faut se servir de ces critiques pour susciter la réflexion. Une critique populiste de l'État de droit se développe actuellement, à travers des ouvrages tels que Le Totem de l'État de droit, dénonçant un empêchement de l'expression de la volonté populaire.

En ce sens, le droit serait plus important que l'État, et le droit viendrait limiter l'action de l'État. Au nom de l'État de droit, on empêche par exemple la Pologne ou la Hongrie de modifier leur ordre constitutionnel ou l'organisation de leur juridiction. Au nom de l'État de droit, il deviendrait par exemple impossible de rétablir la peine de mort, ou d'adopter des lois destinées à maîtriser l'immigration.

Il y a donc une critique de l'État de droit, qui consiste à dire que celui-ci vient empêcher l'État de gouverner et de prendre les décisions politiques qui s'imposeraient. Autrement dit, l'État de droit serait le droit qui viendrait limiter l'action politique. La critique se fait alors au nom de la démocratie : l'État de droit empêcherait le peuple de s'exprimer et de déterminer l'action politique, en posant des limites.

Le droit viendrait limiter le domaine de l'action politique, en faisant obstacle à un certain nombre de décisions qui seraient politiquement fondées au regard du bien commun. Cette critique-là n'est pas forcément compatible avec l'Action Française, notamment parce qu'elle passe à côté d'une autre critique plus pertinente et plus fondamentale. Il faut d'abord définir plus précisément ce que l'on appelle l'État de droit.

L'État de droit se ramène aujourd'hui, dans les esprits, à un contenu qui correspond à des valeurs démocratiques, avec toute l'indétermination du sens de ces valeurs et tout le flou caractérisant, d'ailleurs, les valeurs en général. Il y a donc une assimilation entre l'État de droit et la démocratie, d'où une incidence essentielle sur la notion de droit, sous la forme d'un asservissement à la démocratie.

C'est une inversion totale de l'État de droit qui, de protecteur qu'il devrait être tel qu'il est annoncé, devient au contraire le moyen d'une soumission du droit à une action politique dès lors qu'elle est présentée comme correspondant au canon démocratique. Il faut savoir que la notion d'État de droit en France est d'emblée ambiguë, transposant approximativement en français deux systèmes juridiques différents.

Ces deux systèmes sont, d'une part, le système anglais de common law, et, d'autre part, le système allemand. L'État de droit possède donc une double origine, à la fois dans la tradition anglaise de common law et dans la tradition juridique germanique, avec des sens différents. Dans le contexte anglais, le rule of law désigne l'empire de la loi ou du droit. En anglais, il y a identité entre la loi et le droit.

La loi et le droit correspondent pourtant à deux notions différentes. Dans le développement de l'histoire anglaise, le but est de limiter le pouvoir royal. L'Angleterre étant fondamentalement une aristocratie, son histoire consiste pour cette aristocratie à limiter les prérogatives du pouvoir royal. Le rule of law est donc l'expression juridique de cette tendance au contrôle du pouvoir royal par l'aristocratie.

La notion, à l'origine, n'a rien de démocratique : il s'agit de contenir le pouvoir royal dans un ensemble de lois ou de droits, limitant son action de manière à laisser la réalité du pouvoir à l'aristocratie anglaise. Il y a une idée de protection des libertés (au sens le plus large du terme, sans être démocratique), face aux empiètements du pouvoir politique. Voyons à présent la tradition juridique allemande.

L'État de droit au sens allemand nous ramène aux dix-huitième et au dix-neuvième siècles, avec l'idée du Reichstag, soit une justification juridique du pouvoir politique, du pouvoir de l'État. L'État de droit, c'est la justification par le droit du pouvoir politique. Dans ce courant germanique, l'État de droit est le fondement juridique de l'État. Des argument juridiques viennent justifier l'État et son action.

On n'est plus ici dans l'idée de limitation du pouvoir politique, mais au contraire dans l'idée de fondation et de justification du pouvoir politique. Il s'agit de deux univers totalement différents. L'origine philosophique de la notion, dans la doctrine allemande, est la définition donnée par Emmanuel Kant de l'État (de droit), soit la réunion volontaire d'une multiplicité d'hommes sous des lois juridiques.

Ambiguë dans son origine (entre limitation et justification), la notion d'État de droit est également ambiguë dans sa nature. L'État de droit au sens allemand est à la fois un idéal politique kantien, avec une appréciation de la valeur de l'État, et un contenu qui va déterminer la justification de l'action politique via le pouvoir arbitral de l'État, au sens où l'État se pose en arbitre des libertés individuelles.

L'État est là pour arbitrer entre des droits individuels, de façon à évoluer de l'état de nature vers la paix civile. L'État de droit, c'est la justification de l'État par son rôle d'arbitre entre les libertés individuelles, indiquant l'idéal vers lequel doit tendre l'État. Cependant, cet idéal politique est devenu un principe de droit positif, notamment dans le cadre de l'Union européenne et du Conseil de l'Europe.

Le Traité sur l'Union Européenne énonce le fait que l'Union européenne est fondée sur le principe d'un État de droit commun aux États membres, précision essentielle car d'un État de droit défini par chaque État : on sort de l'idéal politique pour entrer dans le droit positif au sens le plus positiviste du terme. Si l'idéal politique n'est pas défini concrètement, la référence au droit des État membres est concrète.

Les États membres définissent par consensus le contenu de l'État de droit. On passe de l'idéal politique au droit positif, en ce sens que l'on va définir juridiquement, par la loi, le contenu de l'État de droit. Même phénomène avec le Conseil de l'Europe et la Convention européenne des droits de l'Homme, dont le préambule se réfère, non pas directement à l'État de droit, mais à la prééminence du droit.

Si l'on remonte aux années 1950, où s'origine la Convention européenne des droits de l'Homme, on note l'importance alors de la tradition anglaise de common law. La notion de rule of law a donc été traduite dans le préambule de la Convention, avec néanmoins une référence à la notion de prééminence du droit interprétée, par la Cour européenne des droits de l'Homme, selon les lois des États membres.

Le passage de l'idéal politique au principe de droit positif révèle une ambiguïté de nature et de portée. Il est évident qu'un idéal politique n'a pas la même portée qu'un principe de droit positif. Un principe de droit positif peut être appliqué par un juge (ce qui est le sens des actions en manquement), alors qu'un idéal politique permet simplement de porter un jugement politique sur l'action de tel ou tel État.

Le principe de droit positif devient donc un moyen de coercition exercé sur des États membres (comme la Pologne ou la Hongrie). La notion d'État de droit est polymorphe, avec des sens différents voire contraires. Si l'on veut traduire l'idéal politique en principe de droit positif, il faut lui donner une définition, et c'est ce besoin de définir l'État de droit qui amène un contenu d'inspiration démocratique au sens de valeur.

Le passage de l'idéal politique au principe de droit positif nourrit le contenu de la notion d'État de droit, en en faisant un synonyme des valeurs démocratiques. C'est la conjonction des deux natures de l'État de droit, à la fois comme idéal politique et comme principe de droit positif, qui va en définir le contenu assimilable aux valeurs démocratiques. Là encore, l'élaboration doctrinale s'inspire du modèle allemand.

La doctrine constitutionnaliste allemande donne en effet un contenu juridique à la notion d'État de droit, à travers un ensemble de sous-principes qui découlent de l'État de droit et qui le caractérisent. Autrement dit, l'État de droit est une notion générique, dans laquelle il y a des éléments constitutifs, comme le principe de hiérarchie des normes et de primauté de la constitution sur les autres normes juridiques.

Le grand théoricien de cette hiérarchie des normes est un auteur autrichien, Hans Kelsen, dont l'importance et l'intérêt sont à mettre en rapport avec son honnêteté intellectuelle, qui l'incitait à pousser son raisonnement jusqu'à ses conséquences les plus extrêmes. C'est à lui que l'on doit la hiérarchie, qui doit être cohérente : constitution (et juridictions constitutionnelles), lois, décrets, arrêtés municipaux.

En France, il y a par exemple le Conseil constitutionnel, chargé de veiller à la conformité des lois avec la constitution. Le premier élément de l'État de droit est donc le respect de la constitution, ce qui correspond à l'expression d'une volonté, la constitution étant l'expression d'une volonté (en l'occurrence politique). L'État de droit repose sur une décision politique, dans un système totalement clos sur lui-même.

Tout repose sur l'ordre constitutionnel. L'État de droit est respecté dès lors que la constitution est respectée, quel que soit le contenu de cette constitution. Il n'y a pas d'instance extérieure à cet ordonnancement constitutionnel qui serait apte à le juger. Si les autres normes ne sont pas anticonstitutionnelles, elles respectent le premier principe de l'État de droit. Qu'en était-il du nazisme et du régime nazi ?

Quand cette question fut posée à Kelsen, il répondit que le nazisme était conforme à la constitution du Reich, donc cohérent (même si Kelsen était lui-même antinazi). Cette conception de l'État de droit, basée sur la primauté de la constitution et sur les garanties juridictionnelles qui en découlent, est éloignée du rule of law britannique. Un autre principe est la primauté de la loi sur la justice et l'administration.

Il faut également prendre en compte l'applicabilité immédiate des droits fondamentaux, en principe opposables à l'État (ce qui, de prime abord, semble perturber la hiérarchie de Kelsen). Ainsi, chaque titulaire doit pouvoir opposer ses droits directement, invoquant en justice un droit fondamental pour s'opposer à l'application d'une loi, d'un décret ou d'un arrêté, si les droits individuels respectent la constitution.

Les droits de l'homme n'ont d'existence que par la déclaration qui les énumère. Les droits subjectifs sont donc dépendants de l'ordre constitutionnel général dans lequel ils s'inscrivent. Les garanties procédurales se présentent, en quelque sorte, comme les accessoires des droits fondamentaux. Le contenu de l'État de droit, ce sont certes les valeurs démocratiques, mais dans un système général autoréférencé.

Voilà le contenu de l'État de droit tel qu'il apparaît au niveau de la Cour européenne des droits de l'Homme et des autres instances européennes, comme par exemple, dans le cadre du Conseil de l'Europe, la Commission de Venise, laquelle a exigé, pour garantir l'indépendance des juges dans les États membres, que les juges indiquent de façon détaillée tous les cadeaux qui leur sont faits.

Ce contenu de l'État de droit se réfère à un ordre constitutionnel et à une conception du droit. Ce qui est critiquable ici se résume à un contenu venant perturber voire dénaturer la notion d'État de droit et la notion de droit. Loin d'être une garantie du citoyen face à l'action politique de l'État, l'État de droit risque au contraire de devenir le vecteur d'une primauté du pouvoir politique sur le droit.

On s'en aperçoit à travers le caractère illusoire, qui apparaît aujourd'hui, de la protection assurée par le recours à cette notion d'État de droit. Premier exemple : ce qu'est devenu l'État de droit pendant le Covid-19 (la notion d'État de droit étant tellement malléable qu'elle permettait les atteintes les plus évidentes aux principes les plus fondamentaux et aux libertés les plus fondamentales, "vu l'urgence").

Dans le respect de l'État de droit, une juridiction comme le Conseil d'État (ce qui est valable également pour la Cour de cassation) doit justifier la décision qu'elle prend par un fondement textuel, par une loi. Des visas indiquent le fondement légal de la décision qui va être prise. Lorsque les requérants opposaient une liberté fondamentale pendant le Covid-19, le visa était toujours : "Vu l'urgence".

L'urgence était alors censée justifier l'atteinte au droit de manifester, au droit de se réunir, à la liberté religieuse ou même à la simple liberté de circulation. Des libertés considérées comme fondamentales et constitutives de l'État de droit ont été totalement écartées, bafouées, ce au nom de l'État de droit. Deuxième exemple : l'interprétation de la Convention européenne des droits de l'Homme par la Cour européenne.

On est là aussi dans le cadre de l'État de droit (voir, plus haut, ce qui a été dit sur le préambule de la Convention des droits de l'Homme). La Cour européenne des droits de l'Homme est là pour assurer le respect par chaque État de ces droits fondamentaux. Le mode de raisonnement de la Cour est intéressant, car il montre le caractère illusoire de la protection des libertés individuelles via la notion de droit.

La Convention européenne des droits de l'Homme reconnaît un certain nombre de droits fondamentaux, comme le droit à la vie ou le droit à l'intégrité physique. La Cour européenne des droits de l'Homme est là pour vérifier que la législation des États ne porte pas atteinte à ces droits. Or, la notion de personne est définie de façon consensuelle par chaque État, ce qui explique les lois favorables à l'avortement.

Autrement dit, dans ce système, tout est fondé sur le droit. Il n'y a pas de réalité extérieure au droit. Une personne n'existe pas en tant que telle si le droit ne lui reconnaît pas cette existence. Malgré tous les droits fondamentaux, si la définition du sujet du droit dépend de chaque État, le droit est illusoire. C'est pourquoi Kelsen considérait que le Troisième Reich était un État de droit (mais pas au sens britannique).

Pourquoi la notion d'État de droit est-elle illusoire, et pourquoi ne fonctionne-t-elle pas ? Parce qu'elle repose sur une conception purement formelle du droit, qui n'est pas extérieure à l'ordre constitutionnel. Le droit ne se conçoit que dans un système fermé, autoréférencé. Il n'y a aucune instance extérieure à ce système qui permette de le juger, de porter une appréciation sur le contenu de cet État de droit.

Dans la conception actuelle de l'État de droit, le problème est la conception du droit sous-jacente. La loi définit le droit. Ce système est étranger à l'idée de droit naturel. La notion même de personne ne se conçoit pas hors de sa définition légale, ce qui n'apporte aucune limitation au pouvoir démocratique : un pouvoir politique démocratique est tout-puissant. Même l'État de droit ne l'arrête pas.

C'est là qu'il y a lieu de formuler une critique de la notion d'État de droit. L'État de droit est critiquable, non parce qu'il empêcherait le pouvoir politique d'agir, mais au contraire parce qu'il justifie tout. On peut tout justifier par l'État de droit, dès lors que le droit est défini par la volonté de l'État. Synonyme de démocratie, l'État de droit devient la justification suprême du pouvoir politique démocratique.

On voit la conjonction des deux fondements idéologiques de la notion d'État de droit : la doctrine anglaise et la doctrine allemande, avec une prévalence de cette dernière (soit la justification de préférence à la limitation, du fait d'un système juridique fermé). Faut-il pour autant rejeter la notion d'État de droit ? Pas nécessairement : on peut la garder en lui donnant un sens à la fois ancien et nouveau.

Louis XIV évoquait les lois fondamentales dont il était, selon ses termes, dans l'heureuse impuissance d'en méconnaître les effets. Le pouvoir politique reconnaissait alors une extériorité à son propre système, extériorité définie par la nature des choses, la réalité. Il s'agit là d'un principe de réalité, permettant d'équilibrer la justification par la limitation (comme aux États-Unis, avec l'importance des juges).