En 2023, pour parler de l'économie avec optimisme, il faut sortir de l'Europe (à l'exception de la Suisse, qui se porte bien), et faire une rétrospective de ce qui a pu être dit à propos de l'Inde, de la Chine, de l'Iran, de l'Arabie Saoudite, du PIB global à l'ouest et du taux de croissance plus fort dans les pays précédemment cités que chez nous. C'est le prix à payer pour avoir des exemples de réussite.

Commençons par l'Inde, qui compte environ 1,4 milliard d'habitants. Cinquante ans en arrière, les mêmes qui annonçaient la fin du monde pour cause de réchauffement ou de refroidissement affirmaient que, en Inde, entre cent cinquante et deux cents millions de personnes allaient mourir de faim. Aujourd'hui, en plus de sa démographie actuelle, l'Inde exporte du blé. Le problème est qu'il s'agit d'une démocratie.

Le choix de développement de la Chine, privilégiant les exportations, les réalisations d'infrastructures et la répression financière, n'était pas possible en Inde. Les Indiens se développent dans un système de marché plutôt ouvert sur le monde, et pas du tout technocratique comme l'était celui de la Russie. Contrairement à l'économie de Singapour par exemple, l'économie de l'Inde est désordonnée en comparaison.

Quand l'Inde voulait croître, elle avait besoin d'énergie. Or, l'Inde ne dispose pratiquement d'aucune ressource énergétique propre. Donc les Indiens importaient de l'énergie, d'où un plongeon de leur balance commerciale, à tel point qu'il fallait, à un moment donné, remonter les taux d'intérêt pour éviter une crise monétaire, du fait de la contrainte du commerce extérieur, une loi qui se vérifie à un niveau général.

Aujourd'hui, les Indiens peuvent acheter du pétrole aux Russes en les payant avec des roupies, ce qui constitue une différence par rapport au fait de ne pas avoir assez de dollars pour payer : avec sa propre monnaie, on est plus autonome. L'Inde est entrée dans une période où elle va s'affranchir des contraintes du commerce extérieur, disposant d'environ cinq cent milliards de réserves de change.

L'Inde a probablement le plus grand stock d'or et d'argent du monde entier. Si l'on ajoute à cela un système éducatif de qualité, avec des compétences de haute technologie ainsi qu'une bonne connaissance du droit anglais et de la langue anglaise, l'Inde est probablement appelée à devenir le pays grand gagnant des bouleversements stratégiques en train de s'opérer autour du phénomène de dédollarisation.

Les Russes vont donc recevoir beaucoup de roupies, qu'ils vont certainement changer dans le marché pour couvrir leurs frais fixes en Russie, comme les loyers. Ils vont alors se retrouver avec un excédent de roupies, sous forme de réserves de change. Or, ces réserves de change ne pourront être mises par les Russes que dans le marché obligataire indien, d'où une profondeur et une liquidité du marché obligataire indien.

Les Indiens n'auront plus besoin d'aller emprunter des dollars, parce que les Russes pourront prêter des roupies aux entrepreneurs indiens qui n'en auront pas assez. Les États-Unis ont non seulement perdu le monopole sur le dollar, mais en plus fait naître des marchés obligataires concurrents dans les autres pays, qui vont se développer du fait des producteurs de pétrole ayant des excédents monétaires.

On assiste à un fractionnement du marché obligataire, et à l'émergence d'une multitude de marchés obligataires. Le monde est en train de devenir moins fragile, car affranchi de la dépendance aux États-Unis et à l'Europe. L'Inde, en plus de ses besoins énormes en infrastructures du fait de sa démographie, est le premier gagnant évident et massif de la perte de souveraineté sur le dollar que subissent les Américains.

Ce sur quoi l'Inde doit travailler en priorité, c'est le retard pris par les populations rurales, encore sous-éduquées, d'où une économie à deux vitesses, avec d'un côté les grandes villes, les universités, la bourgeoisie émergente, et d'un autre côté un système encore arriéré dans les campagnes. L'Inde ne peut s'en sortir sans croissance ni énergie. L'héritage britannique avait aussi laissé des barrières douanières internes.

Ces barrières ayant été levées par Narendra Modi, des collaborations à l'intérieur de l'Inde vont se créer, ce qui était inconcevable auparavant. Par ailleurs, la population analphabète ne pouvait pas avoir de compte bancaire. Pour y remédier, une entreprise française s'est rendue en Inde et a mis en place un système de reconnaissance faciale, dont toutes les banques indiennes sont à présent équipées.

Sur le plan diplomatique, que se passe-t-il dans l'arc énorme allant de Bombay à Sébastopol ? D'abord, la Chine a organisé une trêve entre les Iraniens et les Saoudiens, donc la paix est en train d'arriver au Moyen-Orient, ce qui constitue un espoir y compris pour le Liban. Sébastopol est le port militaire qui permet à la Russie de surveiller la Turquie et la Syrie, que la Chine peut aujourd'hui rapprocher.

Or, si la Turquie et la Syrie se rapprochent, les Américains n'ont plus rien à faire en Syrie. D'ailleurs Donald Trump avait ordonné aux troupes américaines de quitter la Syrie, mais l'armée avait désobéi. De la Syrie, on passe à l'Irak, puis à l'Iran, aux confins de quoi se trouvent les gisements de gaz les plus importants du monde (entre le Qatar, l'Irak et l'Iran), un immense réservoir d'hydrocarbures à exploiter.

Après l'Iran vient le Pakistan, après le Pakistan vient l'Inde. Avec l'aide de la Russie, c'est peut-être la première fois que l'Inde va avoir un accès direct, avec des pipelines, à de l'énergie qui arrivera du Moyen-Orient, ce qui va tout changer pour l'Inde, ne serait-ce qu'en diminuant les coûts (les pipelines étant moins chers que les bateaux). Avoir de l'énergie peu chère revient à provoquer un boom économique.

Entre parenthèses, l'inflation n'est pas due à la guerre : c'est un phénomène monétaire, également lié à la hausse du coût de l'énergie mais sans rapport avec la guerre. Les sanctions prises par nos gouvernements n'ont rien à voir avec la guerre, de la même façon que les tomates hollandaises que nous consommons, produites dans des serres aux Pays-Bas, entre autres exemples, n'ont rien à voir avec l'Ukraine.

Ce qu'il faut retenir, c'est le bénéfice économique de populations qui, pour la première fois dans l'histoire, vont être reliées pacifiquement. D'où la possibilité d'une croissance ricardienne (en référence à l'économiste David Ricardo, auteur de la loi des avantages comparatifs), c'est-à-dire où chacun fait ce qu'il sait faire de mieux. Même si le commerce mondial faiblit, dans la zone décrite il est sur le point d'exploser.

Après l'Inde, il faut regarder la Turquie avec intérêt, parce qu'elle a toujours été une puissance dominante. Avec la pacification qui s'annonce, il y aura forcément des répercussions en Turquie, disposant déjà d'universités. On y observe aussi un phénomène curieux : malgré les faillites monétaires et l'inflation, tout se passe avec de l'or. La Russie, la Turquie et l'Iran ont une sorte d'étalon or informel.

Tout cela, y compris autour de Chypre, d'Israël et de l'Égypte, est en train de se produire hors de l'Europe. Ces pays ont en commun de ne plus avoir besoin de nous. Une grande zone de développement semble s'organiser, et la seule faible probabilité est que les Américains et les Européens aient quoi que ce soit à y redire. Mais la Turquie, au cœur de la zone, est toujours dans l'Otan en 2023, une évolution à suivre.

Cette zone peut, en effet, décider de rompre ses relations avec l'Otan, d'autant plus que les Saoudiens émettent à présent des doutes quant à l'intérêt de la présence américaine au Moyen-Orient. Cette même zone géographique, multiconfessionnelle, disposant d'une population jeune et de bonnes universités, pourra s'organiser pour bénéficier de ses propres ressources. Les Russes ne pouvaient céder Sébastopol.

La Russie est donc appelée à devenir l'une des principales puissances militaires de la zone. Déjà, elle a empêché les Américains de faire tomber les Assad en Syrie. Malgré les conflits passés ou persistants, les différents protagonistes concernés sont en train de voir une priorité dans la perspective d'un accord, quitte à régler après les problèmes résiduels : ils veulent d'abord se débarrasser des États-Unis.

De plus, la Russie est en train d'ouvrir la route du nord pour mieux contourner les bases américaines, ce qui donne des idées à d'autres pays comme la Corée. On voit bien l'effet de délitement qui se produit partout, la Russie demeurant bien placée, sans limiter ses relations à la Chine. En outre le savoir-faire de la Chine en matière d'infrastructures peut s'exporter, par exemple en vue de la reconstruction de l'Irak.

Les Chinois ont su copier les pôles d'excellence des différents secteurs d'activité performants dans le monde (y compris le marché de Rungis en France), pour ensuite monnayer leurs compétences acquises, ce qui suppose des routes, des autoroutes et des gares routières en nombre suffisant. Après les années Covid, l'économie chinoise et son immobilier redémarrent, les banques chinoises prêtent de nouveau.

On est en train d'assister à une rare confluence entre le sous-continent, c'est-à-dire l'Inde, et le sud-ouest asiatique, l'est de l'Asie ayant déjà été développé autour de la Chine, ce qui fait qu'aujourd'hui, quand on regarde le PIB mondial, le Global South a pour la première fois un PIB plus important que celui du Global West, avec une croissance nettement plus rapide et un basculement côté Océan Indien.

L'Île Maurice pourrait devenir l'un des centres financiers de cette zone, avec également un contrôle sur la côte est de l'Afrique, qui va être impactée elle aussi par ces bouleversements : aux investissements chinois vont s'ajouter les investissements russes et les investissements indiens. Cette région du monde, un des nouveaux pôles les plus forts, est en train de vivre ce qu'a vécu l'Europe dans les années 1950.

Le cœur de la puissance américaine, les douze flottes avec leurs porte-avions, est remis en cause. En cas de rapprochement entre l'Arabie Saoudite et l'Iran, la base américaine de Bahreïn, qui contrôle l'entrée et la sortie du détroit, sera jugée inutile, y compris, à terme, par les États-Unis. Le commerce international américain, héritier du commerce international britannique, se faisait avant tout par la mer.

On assiste aussi à une inversion des positions au sein de la classe politique américaine : les démocrates (favorables aux médias de masse, au lobby de l'industrie pharmaceutique et aux vaccins) veulent continuer à financer une présence militaire dans le monde, alors que les républicains, avec notamment leur branche libertarienne, se disent que les bénéfices ne sont plus à la hauteur des coûts engendrés.

Vladimir Poutine n'aurait pas envahi l'Ukraine sous Donald Trump, qui aurait accepté les conditions du président russe, à savoir que l'Ukraine n'entre jamais dans l'OTAN. L'escalade guerrière, en 2023, découle entièrement de la responsabilité des démocrates et de leurs équivalents européens (comme Emmanuel Macron en France). Wesley Clark, ancien patron de l'OTAN, était lui-même surpris par certaines initiatives.

Le but d'une armée n'est pas d'écraser les autres pays, mais de défendre son propre pays. Le seul aspect rationnel de l'hégémonie militaire américaine se résumait donc à des intérêts économiques et financiers, du fait du lobby militaire. Donner cent milliards à l'Ukraine revient en fait à donner cent milliards à l'industrie de l'armement américaine, et c'est notre déficit budgétaire qui paie, ce qui est totalement criminel.

Alors qu'un tournant de paix s'amorce dans une région du monde précédemment connue pour ses conflits, il faut, afin de garantir le succès de cette entreprise, que chaque pays concerné devienne suffisamment fort pour cesser d'avoir peur des autres, et même le Liban pourrait en profiter comme place financière et touristique. La question est : l'Amérique latine va-t-elle rejoindre cet axe ou rester avec les États-Unis ?